mardi 8 décembre 2009

Les Bienveillantes

Six longues semaines sans écrire une ligne, si ce n’est quelques notes vaguement jetées sur le papier. Ce ne sont pas les circonstances atténuantes qui manquent. Certaines tâches n’attendent pas, elles s’imposent à vous, vous accaparent résolument. A la manière d’Orphée, je reviens d’un voyage en enfer, et le voyage ne fut pas vain.

800px-BIRKENAU.CAMPIIVisuellement d’abord, le livre impressionne, même en version de poche. Mille quatre-cents pages de petits caractères sur des lignes serrées, avec une mise en page des plus sommaires. Quand on n’a que peu de temps à consacrer à la lecture, entamer un tel ouvrage s’apparente à l’ascension de l’Everest. S’agit-il de masochisme alors ? Certes, non. Il est des lectures qui s’avèrent indispensables, au-delà de l’intérêt qu’on porte à l’histoire proprement dite. Difficile en effet de faire l’impasse sur un livre qui donne la parole au bourreau, et nous renvoie en pleine figure cette moitié manquante de l’Histoire, celle des vaincus, celle que l’on apprend pas à l’école.

Chacun connait les grandes lignes de l’histoire, récit tragique et édifiant à la première personne de la seconde guerre mondiale vue du point de vue d’un officier SS. Des premiers massacres à la solution finale, de Kiev à Berlin en passant par Stalingrad, Maximilien Aue, le narrateur et personnage central croise nombre d’individus de sinistre mémoire : Himmler, Mengele, Eichmann, Degrelle, et j’en passe. Au fil des pages, Jonathan Littell brosse le portrait, sans concession ni bienveillance, d’un homme qui, loin de se contenter d’être porté par le tourbillon de l’Histoire, y assumer pleinement sa part, même si cela ne l’empêche pas de douter quelquefois, notamment lorsqu’il est confronté aux prises de positions de son ami Voss, diamétralement opposées aux siennes.[1]

Aue est un personnage aux multiples facettes, à la personnalité complexe. Cultivé, il lit les grands auteurs en version originale et s’avère être un mélomane averti. C’est aussi un fonctionnaire zélé, national-socialiste convaincu. On est loin du monstre taillé dans un seul bloc, de la brute épaisse, qui aurait eu pour conséquence que le lecteur rejette le livre violemment au bout de vingt pages. Même s’il n’épargne pas son personnage, et le confronte brutalement avec ses contradictions, toute l’ambigüité du récit réside dans le fait que Jonathan Littell se garde bien, à quelque moment que ce soit, de porter un jugement sur les agissements du docteur Maximilien Aue. La démonstration n’en est que plus éclatante.

Le livre est long, dense toujours, éprouvant souvent. A mesure que le récit avance, l’horreur se fait plus discrète, au rythme des promotions du personnage central qui l’éloignent de plus en plus du terrain. Même le pire parait plus supportable dès lors qu’on n’y est plus directement confronté. A moins qu’on s’y habitue tout simplement.

A la lecture de certaines scènes, on comprend mieux la logique terrible qui a permis à l’indicible se produire : le soldat ne se sent plus coupable dans la mesure où il n’a fait qu’obéir aux ordres, il tire même une certaine forme de plaisir dans l’accomplissement de son devoir.[2] Quant au chef, il ne s’estime pas davantage responsable, dans la mesure il n’a tué personne directement. C’est peut-être là la terrible leçon de cet ouvrage : la plupart des nazis n’étaient même pas des antisémites primaires remplis de haine, ils se contentaient de faire ce qu’on leur ordonnait, parce qu’ils pensaient agir pour le bien de leur pays, et parce que c’était indispensable pour obtenir de l’avancement.

Dans ces conditions, loin d’être le produit de la folie de quelques-uns, le crime résulte d’un processus parfaitement planifié, rationnalisé. Comme le souligne l’auteur par le truchement du narrateur, il y a là une forme de responsabilité collective dans les crimes qui ont été commis au nom du volk allemand, dans la mesure où c’est le hasard qui détermine l’affectation des soldats et, partant, fait d’eux, qui des héros tombés au champ d’honneur, qui des monstres voués aux gémonies. Evidemment, cela ne justifie rien. En quoi le fait que chacun y ait pris sa part, rendrait-il le crime moins grand ?

Au terme des mille quatre-cents pages ou suintent l’horreur, la haine, l’auteur ne propose pas de réponse convaincante à cette question lancinante, qui traverse tout le livre : pourquoi ? Deux pistes de réflexion sont tout de même avancées : les crimes commis proviendraient d’un esprit revanchard né suite à la défaite de 1918[3], et d’une volonté, dans le chef des Allemands, de tuer le Juif qui est en eux, ou plutôt la représentation caricaturale du Juif mesquin et profiteur qu’il s’en font.[4] La réponse reste assez embryonnaire, de toute façon nous n’aurons jamais assez de pages pour sonder les tréfonds de l’âme humaine.

Jonathan Littell a pris le temps de faire murir son projet, et cela se ressent. L’ouvrage est le fruit d’un impressionnant travail de documentation, dont témoignent les multiples détails qui abondent à chaque page. Les personnages, les situations, les décors, chaque élément possède une densité, une épaisseur presque palpable et contribue à donner corps au récit. Littell a été contraint évoluer tel un funambule sur son fil, entre la tentation de charger son narrateur, ce qui aurait été le meilleur moyen de détourner le lecteur du livre ; et le risque de complaisance inhérent à l’écriture à la première personne.

A force d’évoluer sur le fil du rasoir, on risque de finir coupé en deux. Au contraire, le récit forme un ensemble parfaitement cohérent, un livre certes imparfait, mais qui possède cet indéniable mérite de chercher à expliquer sans justifier et montre qu’on peut regarder les faits sous un jour nouveau, sans jamais les minimiser. Je repense à cette phrase de Aue qui affirmait qu’une chose terrible pouvait être nécessaire, en songeant qu’elle pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Bienveillantes.[5]


[1] Rappelons que Voss ne comprend pas qu’on s’en prenne aux Juifs, pour la simple raison qu’ils sont Juifs ; alors même qu’ils ne représentent pas en tant que groupe une menace objective.

[2] p. 148 et p. 154, édition Folio.

[3] p. 751, édition Folio.

[4] p. 1247, édition Folio.

[5] p. 154, édition Folio.

3 commentaires:

Ink a dit…

Je suis convaincue que nombre de crimes nazis ont été commis par des bons soldats bien obéissants qui n'auraient rien eu de monstrueux dans d'autres circonstances. S'ils n'avaient pas reçus d'ordre; s'ils n'avaient pas été zélés.
C'est affreux. Une poignée de monstres et des troupeaux de soldats obéissants.

Sammy a dit…

Bravo pour avoir écrit cette chronique à laquelle je n'ai jamais eu le courage de m'atteler. J'ai considéré, et je le pense sans doute encore, que les bienveillantes étaient un trop gros morceau pour moi, et que je ne serai pas capable de restituer une impression correcte de ma lecture.

Je trouve que tu as bien compris l'idée centrale du livre, qui est sans doute celle qui a le plus choquée ses détracteurs : les bourreaux nazis étaient, pour la plupart, des hommes comme les autres, qui agissaient par ordre, par ambition, par patriotisme...

Cela dit, il faut quand même noter que Littell n'est pas tendre avec son personnage principal, qui est quand même bien taré ; j'utilise taré au sens propre : il est accablé de tares diverses. A vrai dire, quand tu prends un peu de recul sur Aue, tu te rends compte que c'est tout bonnement un psychopathe, n'éprouvant aucun sentiment, que ce soit dans son travail si particulier, ou dans sa privée ou sentimentale, si pitoyable...

Mais, là encore, Littell se refuse à faire l'amalgame avec les personnages réels ou l'ensemble des protagonistes : il s'agit avant tout d'un roman, et si son personnage est comme ça, cela n'implique pas que tous aient été ainsi. Comme tu le dis très justement, il pose des questions, questions auxquelles nous ne pourrons sans doute jamais répondre totalement.

Ce qui m'a le plus effrayé en lisant le livre, une fois passé le choc des premières scènes de massacre, absolument abominables, c'est la froideur toute bureaucratique du personnage (dans la seconde partie essentiellement, après le siège de Stalingrad) : il monte en grade essentiellement en rédigeant des rapports, des comptes-rendus, qui connaissent le sort de tous les rapports : personnes ne les lits, ils finissent au fond d'un tiroir, mais il obtient quand même son avancement. Sauf que ces rapports là ont trait à la plus atroce des réalité, et que sa logique comptable (utiliser la main d'oeuvre juive pour soutenir l'effort de guerre du Reich) se heurte à la logique exterminatrice d'une autre brance de l'administration nazie, logique tout aussi "légitime", dans le contexte nazi s'entend.

Et à côté de tout ça, il y a certaines scènes marquantes, comme le dialogue avec le commissaire du peuple russe, sorte de reflet inversé du narrateur, montrant bien que toutes les idéologies finissent par mener aux mêmes dérives ; il y a aussi ce dialogue avec le vieil homme qui choisit lui-même le lieu de sa tombe... tant d'autres encore.

Il y a aussi les thèmes secondaires, qui mériteraient une thèse à eux tous seuls : la sexualité, l'obsession scatologique du narrateur, les rêves, les moments où la réalité se confond avec l'onirique...

Bon, j'arrête là, mon commentaire risquant d'être plus long que ton texte.

Sarpedon a dit…

Merci à tous les deux pour vos commentaires.

En page 160, l'auteur distingue trois types de soldats :

- Les criminels, ceux qui tuent par plaisir (ils sont rares)
- Les obéissants : ils remplissent leur devoir
- Les antisémites : ils vouent une haine féroce aux Juifs, qu’ils considèrent comme des sous-hommes.

Je vous laisse imaginer quels étaient les plus nombreux, Aue en tout cas appartient à cette catégorie de fonctionnaires zélés et efficaces. J'ai presque envie de dire que c'est un idéaliste à sa manière, même si c'est un idéal atroce et inhumain qu'il défend.

Cela étant, le fait qu'il agisse de manière froide, rationnelle presque, loin de le rapprocher de nous, le rend en un sens encore plus inquiétant qu'un Turek, personnage grossier et sans éducation.